Le 23 octobre dernier, l'honorable juge Gaston Jorré de la Cour canadienne de l'impôt (« CCI ») a rendu un jugement favorable aux entreprises effectuant des activités de recherche scientifique et développement expérimental (« RS&DE ») dans l'affaire Les abeilles service de conditionnement Inc. c. La Reine[1]. La CCI a en effet tranché en faveur de la société appelante (la « Société ») et rejeté les arguments de l'Agence du revenu du Canada (« ARC ») qui avançait que les quatre projets d'optimisation et d'amélioration des chaînes d'assemblage de la Société ne se qualifiaient pas au programme de RS&DE étant donné qu'il s'agissait d'activités de routine ne comportant pas d'incertitude scientifique.
Le tribunal en a également profité pour indiquer en termes très clairs que la documentation contemporaine exigée par l'ARC ne constitue pas une condition sine qua non à l'obtention du crédit d'impôt pour RS&DE.
1. Les faits
La Société effectuait du sous-assemblage de pièces mécaniques pour une entreprise qui assemblait des sécheuses dans la région de Montréal. Afin de rester compétitive, la Société investissait annuellement des sommes importantes dans l'amélioration de l'efficacité et de la productivité de ses chaînes d'assemblage. Ces dépenses étaient traditionnellement réclamées à titre de dépenses de RS&DE.
Parmi ces dépenses, la Société avait réclamé celles relatives à quatre projets de RS&DE visant l'optimisation et l'amélioration de sa chaîne de production. De façon générale, les projets visaient à réduire le temps d'assemblage des diverses pièces produites (tout en en conservant la qualité), ainsi qu'à augmenter la versatilité des chaînes d'assemblage. La très grande majorité des dépenses réclamées étaient des dépenses de salaires encourues au cours d'essais sur la chaîne de production.
En 2011, l'ARC a émis une nouvelle cotisation à l'endroit de la Société pour l'année 2009 et a refusé l'admissibilité des quatre projets au crédit d'impôt de RS&DE pour l'année.
2. Prétentions des parties
L'ARC soutenait que les activités de la Société ne se qualifiaient pas au programme de RS&DE étant donné qu'elles ne constituaient que des activités de routine. La Société soutenait au contraire que les projets répondaient à tous les critères d'admissibilité au crédit de RS&DE étant donné qu'ils avaient fait l'objet d'une démarche d'investigation systématique, qu'ils comportaient une incertitude scientifique et qu'ils avaient été entrepris dans l'intérêt du progrès technologique.
3. Décision
Le juge Jorré a basé son analyse sur les critères jurisprudentiels développés dans l'affaire Northwest Hydraulic Consultants Limited c. La Reine[2] :
- Existait-il un risque ou une incertitude technologique qui ne pouvait être éliminé par les procédures habituelles ou les études techniques courantes?
- La personne qui prétend faire de la RS&DE a-t-elle formulé des hypothèses visant expressément à réduire ou à éliminer cette incertitude technologique?
- La procédure adoptée était-elle complètement conforme à la discipline de la méthode scientifique, notamment dans la formulation, la vérification et la modification des hypothèses?
- Le processus a-t-il abouti à un progrès technologique?
- Un compte rendu détaillé des hypothèses vérifiées et des résultats a-t-il été fait au fur et à mesure de l'avancement des travaux?
Soupesant ces cinq critères dans leur ensemble en analysant la preuve disponible, le tribunal en est venu à la conclusion que les projets, évalués globalement[3], étaient tous admissibles au programme de RS&DE :
« Il est clair que l'appelante ne savait pas comment elle allait atteindre ses objectifs et qu'il y avait incertitude technologique. Il s'agit de travaux entrepris dans l'intérêt du progrès technologique. Il ne s'agit pas de procédures habituelles. »[4]
L'appel de la Société a donc été accueilli. Toutefois, au-delà de la décision favorable pour la Société au niveau factuel, cette décision est pertinente pour l'ensemble des contribuables effectuant des activités de RS&DE en vertu des commentaires tranchés du juge Jorré sur l'impartialité des témoins experts ainsi que sur l'obligation de colliger de la documentation contemporaine.
4. Points importants
a) L'expertise de l'ARC
Les parties ont présenté chacune un rapport d'expert relativement aux activités en litige. L'ARC a appelé M. Steven Kooi comme témoin expert, un employé de l'ARC qui agissait à titre de conseiller scientifique lors de la vérification de la Société. Alors que les qualifications de M. Kooi à titre d'expert n'ont pas été remises en question par les parties, le juge a tout de même décidé de n'accorder qu'une « portée très limitée » à son témoignage[5]. Selon le juge, le fait d'être employé de l'ARC n'était pas suffisant, en soi, pour refuser de qualifier M. Kooi comme expert[6]. Cependant, le tribunal a indiqué douter de l'impartialité de M. Kooi étant donné l'importance disproportionnée qu'il a accordé aux lignes directrices émises par l'ARC comparativement à son expertise personnelle :
« Au cours de son témoignage et dans son rapport, il y a confusion entre son rôle comme conseiller scientifique au cours de la vérification et celui comme témoin expert.
En tant que conseiller scientifique au stade de la vérification, il est tout à fait normal que M. Kooi soit guidé par les lignes directrices de l'Agence du revenu du Canada pour ce qui est de la recherche scientifique et du développement expérimental, y compris certaines normes relatives à la preuve des faits que doit établir le contribuable pour satisfaire l'Agence.
Toutefois, son rôle est différent en tant que témoin expert, car il s'agit de son expertise personnelle sur des questions telles que celle de savoir s'il y a une incertitude technologique. Un expert peut être d'accord avec une autorité reconnue dans un domaine, mais il doit quand même s'agir de son opinion.
Or, au cours de son témoignage et de son rapport, il y a des moments où M. Kooi semble souvent être plus guidé par les lignes directrices et les politiques de l'Agence du revenu du Canada que par son expertise personnelle. »[7]
La décision devrait donc encourager les experts de l'ARC à fonder leur opinion sur leur expertise personnelle, plutôt que de se référer aux lignes directrices et politiques de leur employeur, l'ARC, dans la détermination des activités se qualifiant au crédit de RS&DE.
b) Documentation contemporaine
Le juge Jorré a indiqué de façon très claire que, malgré les prétentions de l'ARC[8], la documentation contemporaine relative aux projets de RS&DE n'est pas une condition essentielle afin de bénéficier du programme :
« L'existence ou non de documents contemporains ou le fait que les documents contiennent ou non certains renseignements sont pertinents à la résolution par la Cour d'un débat de fait. Toutefois, l'existence de documentation contemporaine, ou de documents contemporains avec un contenu particulier, n'est pas une condition à la reconnaissance de la recherche scientifique ou du développement expérimental. »[9] (Nos soulignements).
Le juge a précisé sa pensée en référant aux propos du juge Archambault dans l'affaire 116736 Canada Inc.[10] :
« Dans 116736 Canada inc. c. Canada, [1998] ACI n°478 (QL), le juge Archambault explique que des rapports contemporains de tout essai sont des éléments potentiellement très importants de preuve, mais que cela n'est pas obligatoire. Il dit ceci :
[…] À mon avis, des rapports contemporains fournissant des détails précis de chaque expérience tentée par un chercheur devraient constituer une preuve d'une investigation systématique. Tout contribuable qui tenterait de convaincre le Ministre qu'il a droit de déduire des dépenses de R-D sans fournir une telle preuve se placerait dans une position très précaire. Un contribuable serait dans une position semblable s'il se présentait devant la présente Cour pour contester le refus du Ministre de permettre la déduction de ses dépenses de R-D.
Toutefois, la Loi et le Règlement n'exigent pas la production de tels rapports écrits pour permettre à un contribuable de déduire de telles dépenses. Il est possible de présenter une preuve par témoignage verbal. Que le Ministre ou le juge puisse conclure que les activités censément exécutées par un contribuable l'ont réellement été devient alors une question de crédibilité. »[11] (Les soulignements sont du juge).
Ce raisonnement juridique du juge à l'effet que l'ARC ne peut exiger d'un contribuable plus que ce qui est prévu par la loi a été récemment appliqué dans d'autres décisions. Par exemple, dans une décision concernant la réclamations de crédits de taxes sur les intrants (TPS), le juge Tardif de la CCI rappelait lui aussi à l'ARC de respecter les lois en vigueur dans son appréciation de la preuve disponible :
« Avec respect, pour cette interprétation, je m'interroge sur cette position étant donné que cette condition n'est pas indiquée dans le texte du Règlement; de plus, en matière de fiscalité on ne peut exiger des contribuables plus que ce que la loi leur impose comme obligations. »[12]
Ainsi, la décision confirme que bien que recommandable, la documentation contemporaine n'est pas essentielle afin de se qualifier au crédit pour RS&DE.
[1] 2014 CCI 313.
[2] [1998] D.T.C. 1839. Critères notamment repris dans l'arrêt CW Agencies Inc. c. Canada, 2001 CAF 393.
[3] À cet égard, le juge a indiqué au paragraphe 153 de la décision qu' « il faut considérer chaque projet globalement dans l'année et non chaque essai individuellement ».
[4] Les abeilles service de conditionnement inc. c. La Reine, 2014 CCI 313, par. 174.
[5] Id., par. 114.
[6] Id., 2014 CCI 313, note 36.
[7] Id., par. 87-91.
[8] Voir notamment le Guide pour le formulaire T661 - Demande pour les dépenses de recherche scientifique et développement expérimental (RS&DE) (31 octobre 2013), où l'ARC indique : « Le contexte d'affaires dans lequel la RS&DE est exercée influera sur la nature et les sources de preuves à l'appui de votre demande de RS&DE. Si votre demande de RS&DE est sélectionnée pour un examen, vous serez appelé, lors de l'examen, à fournir les preuves qui auront été produites pendant l'exécution des travaux de RS&DE. Le défaut de fournir des preuves pertinentes à l'appui des travaux demandés entraînera vraisemblablement le refus des travaux en question. »
[9] Les abeilles service de conditionnement inc. c. La Reine, 2014 CCI 313, par. 94.
[10] 116736 Canada inc. c. Canada, [1998] ACI n°478 (QL).
[11] Les abeilles service de conditionnement inc. c. La Reine, 2014 CCI 313, note 41.
[12] Salaison Lévesque Inc. c. La Reine, 2014 CCI 36, par. 57 (conf. par Canada c. Salaison Lévesque Inc., 2014 CAF 296).