Dans l’affaire Delatoy, le Competition Tribunal d’Afrique du Sud (le « tribunal de la concurrence ») a récemment conclu que plusieurs sociétés privées indépendantes, désignées le « groupe Delatoy », constituent une entreprise unique dans le cadre de la Competition Act d’Afrique du Sud (la « loi sur la concurrence »). Les conséquences sont très importantes pour une société dominante dont la responsabilité pourrait désormais être engagée par rapport à la conduite de ses filiales et des membres de son groupe.
La doctrine de l’entité économique unique
La législation sur la concurrence s’applique à l’activité économique. Les acteurs économiques qui exercent cette activité sont les entités auxquelles la loi confère des droits et impose des obligations. La législation sur la concurrence à l’échelle mondiale reconnaît la doctrine appelée la doctrine de l’« entité économique unique ». Ce principe établit que, dans certains cas, des personnes morales sont tellement étroitement liées les unes aux autres qu’il serait factice de les traiter comme des acteurs économiques distincts aux fins de la loi sur la concurrence.
En vertu de la Competition Act d’Afrique du Sud[1] (« loi sur la concurrence »), cette doctrine est reconnue au paragraphe 4(5) qui dispense les sociétés qui constituent une entité économique unique des interdictions prévues au paragraphe 4(1) visant les décisions, les pratiques concertées et les contrats horizontaux restrictifs. Toutefois, la doctrine n’a guère fait l’objet de l’interprétation des tribunaux – jusqu’à récemment, la jurisprudence a examiné le concept de responsabilité d’une société mère ou d’un groupe de sociétés, mais sans le clarifier.[2]
Dans l’affaire Delatoy récemment jugée, le tribunal de la concurrence a donné son avis sur cette question précise : est-il légalement possible d’imputer la responsabilité de la conduite d’une entité à l’autre entité?[3]
L’affaire Delatoy
Dans la cadre des procédures devant le tribunal, il était devenu évident que Delatoy Investments (Pty) Ltd était partie à une entente collusoire contraire au sous-alinéa 4(1)(b)(iii) de la loi sur la concurrence.
Selon la Competition Commission sud-africaine (la « commission »), Delatoy Investments faisait partie d’un groupe d’entités appelé le « groupe Delatoy », composé de diverses sociétés et fiducies familiales ayant deux particuliers comme administrateurs et fiduciaires communs.
La commission a conclu qu’aux termes de l’entente collusoire, une somme avait été payée par l’adjudicataire d’un contrat à une autre société faisant partie du groupe Delatoy (mais non Delatoy Investments) n’ayant pas remporté le contrat.
La commission a également conclu qu’après la conduite collusoire, Delatoy Investments avait été dépouillée de tous ses actifs au moyen d’une vente de l’entreprise à une autre société faisant partie du groupe Delatoy (dont les actions « propres » (« clean shares ») ont ensuite été vendues). Les fonds demeurant dans la société ont été distribués en tant que paiements de dividendes à Delatoy Group Holdings et, en fin de compte, à des fiducies contrôlées par les deux particuliers mentionnés.
Questions en litige
Le groupe Delatoy a plaidé que Delatoy Investments était l’entreprise qui avait participé à la conduite collusoire et que conséquemment elle était la seule « entreprise » responsable des pénalités imposées. Les entités composant le groupe Delatoy, a-t-il prétendu, ne constituaient pas une « entreprise » aux fins de la loi sur la concurrence[4] et ne pouvaient, par conséquent, pas être tenues responsables de la conduite anticoncurrentielle de Delatoy Investments.
En vertu de la loi sur la concurrence, les pénalités administratives sont calculées en se fondant sur le chiffre d’affaires de l’entreprise contrevenante et ne peuvent pas excéder 10 % du chiffre d’affaires annuel de l’exercice précédent de l’entreprise. Le groupe Delatoy a plaidé que, puisque Delatoy Investments n’avait pas de chiffre d’affaires, elle n’était pas en mesure de payer une amende.
La commission a allégué que le groupe Delatoy avait adopté un stratagème pour faire en sorte que Delatoy Investments évite toute responsabilité en faisant de la société une coquille vide – la privant d’actifs et de chiffre d’affaires lui permettant de faire face à sa responsabilité éventuelle aux termes de la loi sur la concurrence pour le rôle qu’elle avait joué dans les actes collusoires reconnus.
La commission a plaidé avec succès que le groupe Delatoy était une « entreprise » – une entité économique unique – aux fins de la loi sur la concurrence et qu’il était, en conséquence, dans une relation horizontale avec les entreprises parties à l’entente collusoire. Par conséquent, le groupe Delatoy devrait être tenu responsable du paiement de la pénalité administrative.
Précisions de la part du tribunal
À titre d’orientation générale préliminaire, le tribunal a confirmé que le terme « entreprise » pouvait avoir différentes significations dans différents contextes. Le tribunal a également énoncé que le terme pouvait désigner une entité économique ou un groupe lorsque ses éléments constitutifs sont reliés les uns aux autres de manière telle qu’ils constituent une entité économique unique.
Au vu de cette série de faits, le tribunal a conclu que la preuve cumulative suggérait que le groupe Delatoy agissait en tant qu’entité économique unique. La conduite des deux particuliers, administrateurs et fiduciaires communs des différentes entités Delatoy, a été prise en compte et le tribunal a conclu qu’elle en disait long. Cette conduite comprenait l’utilisation d’une autre société en tant que mécanisme pour recevoir le produit de la somme payée à la société n’ayant pas remporté le contrat et le transfert subséquent de celle-ci (sous forme de dividendes) aux deux fiducies familiales, ainsi que la restructuration du groupe plus d’une fois dans une tentative de dissimuler la conduite illégale.
Les activités financières du groupe de sociétés ont également été examinées. Celles-ci comprenaient d’importants dividendes payés par Delatoy Investments à la société de portefeuille et aux fiducies, ainsi que des prêts importants et non commerciaux à des conditions avantageuses entre les membres du groupe.
En conséquence du lien factuel étroit entre les entités et leurs différentes formes de collaboration par l’intermédiaire de leurs [traduction] principaux marionnettistes, le tribunal a conclu que la conduite collusoire de Delatoy Investments était imputable aux entités composant le groupe Delatoy. Les différentes entités Delatoy étaient tout simplement utilisées par les deux particuliers [traduction] en tant que leurre pour orchestrer leurs objets. En outre, cette imputation s’étendait spécifiquement aux personnes physiques concernées faisant partie du groupe.
Le calcul de la somme et l’imposition d’une pénalité administrative appropriée au groupe Delatoy constitueront sans aucun doute un sujet litigieux débattu devant le tribunal.
Importance de la doctrine de l’entité économique unique
La doctrine de l’entité économique unique peut sembler être une question technique et juridique – une question concoctée par des avocats pour être utilisée dans le cadre de procédures. Cette affaire constitue une démonstration magistrale du fait que ce point de vue est erroné.
Les conséquences de la doctrine de l’entité économique unique pour la responsabilité des entreprises en matière de pénalités administratives s’articulent en deux points. Premièrement, comme c’est le cas dans la présente affaire, les entités juridiques au sein d’une seule unité économique peuvent être tenues solidairement responsables du paiement de pénalités administratives qui découlent d’une violation. Deuxièmement, si le régime de pénalités calcule une amende maximale en se fondant sur le pourcentage du chiffre d’affaires de l’« entreprise », le chiffre d’affaires de l’unité économique en entier pourrait alors être utilisé plutôt que celui de l’entité contrevenante uniquement.
Même si la décision découlait de faits particuliers, elle a des conséquences profondes sur la politique d’application. Tout d’abord, les entreprises appartenant à un conglomérat peuvent éventuellement être tenues responsables de la conduite de leurs filiales. Ceci les motive à appliquer et à surveiller des initiatives en matière de conformité au droit de la concurrence dans tout le groupe. Ensuite, les amendes maximales payables en cas de violation de la loi sur la concurrence augmenteraient compte tenu de l’élargissement de la notion du chiffre d’affaires annuel de l’« entreprise ». Des amendes plus importantes ont un effet dissuasif accru sur les autres entreprises au sein de l’économie. Le groupe contrevenant sera également davantage incité à éviter des infractions à l’avenir parce qu’elles pourraient être considérées des récidives qui attireront en conséquence des sanctions accrues, même si la violation émane d’une filiale récalcitrante.[1] Competition Act, 89 de 1998.
[2] Dans l’affaire Competition Commission v. Pioneer Foods (Pty) Ltd 15/CR/FEB07, le tribunal de la concurrence a refusé d’adhérer au calcul de la pénalité proposé par la commission en se fondant sur le chiffre d’affaires du groupe. Dans l’affaire Loungefoam (Pty) Ltd and Others v. Competition Commission South Africa and Others 102/CAC/June 10, la cour d’appel sud-africaine en matière de concurrence a rejeté le fait que la commission se soit appuyée sur la doctrine de l’entité économique unique pour tenir une société mère responsable. Dans l’affaire Competition Commission v. Avenge Africa Limited t/a Steeledale, Reinforcing Mesh Solutions (Pty) Ltd, Vulcania Reinforcing (Pty) Ltd & BRC Mesh Reinforcing (Pty) Ltd 84/CR/DEC09RMS, quoique le tribunal ait brièvement mentionné l’approche des autorités européennes en matière de concurrence d’imposer une pénalité aux sociétés mères, il n’a pas pleinement exploré l’application du principe de la responsabilité de la société mère ou du groupe.
[3] En règle générale, ceci aurait trois conséquences importantes : 1) la violation par une entité du groupe pourrait attirer une pénalité administrative d’un maximum de 10 % du chiffre d’affaires du groupe en entier, 2) chaque société au sein de l’entité économique unique pourrait être tenue solidairement responsable du paiement d’une pénalité administrative et 3) des violations subséquentes par d’autres sociétés du groupe pourraient être considérées des récidives.
[4] La définition d’une entreprise (« firm ») comprise dans la loi est délibérément large – une entreprise comprend une personne, un partenariat ou une fiducie.