Le droit civil reconnait depuis longtemps qu'il est possible pour une partie à une conversation téléphonique d'enregistrer la conversation et de s'en servir dans le cadre d'un litige civil à moins que l'utilisation d'une telle preuve ne déconsidère l'administration de la justice[1]. Par ailleurs, il est aussi reconnu qu'une partie ne peut pas intercepter une communication privée entre des tiers et s'en servir comme preuve devant la cour[2].
Mais qu'en est-il lorsqu'une conversation entre des tiers a été enregistrée par les forces de l'ordre dans le cadre d'une enquête pénale? Est-il possible pour une partie à un litige civil d'obtenir la communication de ces enregistrements et par la suite de s'en servir comme moyen de preuve? La Cour suprême du Canada répond en partie à la question dans Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66.
Les faits saillants
Pour mener à bien l'enquête « Octane » sur des allégations de complot en vue de fixer les prix de l'essence à la pompe dans certaines régions du Québec, le Bureau de la concurrence du Canada obtient, en vertu du Code criminel, des autorisations judiciaires qui lui permettent d'intercepter et d'enregistrer plus de 220 000 communications privées. L'enquête conduit au dépôt d'accusations pénales. Parallèlement aux procédures pénales, un recours collectif est intenté contre plusieurs compagnies, leur reprochant de s'être livrées à des activités anticoncurrentielles, en violation des devoirs imposés par le Code civil du Québec et la Loi sur la concurrence. Dans le but d'étayer leur recours, les demandeurs déposent une requête sollicitant la communication par le Directeur des poursuites pénales du Canada et du Bureau de la concurrence des enregistrements déjà communiqués aux accusés dans les procédures pénales parallèles. Les appelants s'y opposent.
Les instances inférieures
En première instance, la Cour supérieure accueille la requête et ordonne au Directeur des poursuites pénales et au Bureau de la concurrence de communiquer uniquement aux avocats et experts participant aux procédures civiles les enregistrements demandés et de filtrer ceux‑ci pour protéger la vie privée des tiers complètement étrangers au litige. La Cour d'appel refuse la permission d'appeler de cette décision.
L'arrêt de la Cour suprême du Canada
La Cour suprême confirme la décision de la Cour supérieure et permet la communication des enregistrements suivant les modalités fixées par la juge de première instance.
Une partie à un recours civil peut demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l'État dans le cadre d'une enquête pénale. La règle[3] permettant la communication des enregistrements de cette nature a pour objet d'assurer aux tribunaux qu'ils auront accès à toute l'information pertinente aux procédures dont ils sont saisis.
Certains principes clés en matière de preuve
En ordonnant la divulgation de cette preuve, la Cour suprême profite de l'occasion pour rappeler certains grands principes du droit civil québécois en matière de preuve.
D'une part, citant le juge Cory dans R. c. Nikolovski[4] la Cour souligne que l'objectif ultime d'un procès est la recherche de la vérité. Dans un système contradictoire comme le nôtre, le rôle de faire jaillir la vérité appartient d'abord aux parties. Guidé par cet objectif et cette réalité, le législateur a prévu des mécanismes qui facilitent la recherche de vérité par les parties pendant la phase exploratoire du procès. C'est ainsi qu'en matière civile, l'article 402 du Code de procédure civile permet au juge d'ordonner la communication aux parties de documents pertinents qui se trouvent entre les mains d'un tiers :
« [26] Période névralgique dans cette quête de la vérité au prétoire, la phase « exploratoire » précédant l'audition favorise la communication des éléments de preuve susceptibles de permettre aux parties d'établir la véracité des faits qu'elles allèguent […] Cette phase permet à chacune des parties « d'être mieux informé[e]s sur les faits en litige et, plus spécialement, sur les moyens de preuve dont dispose la partie adverse » […] Elle favorise également les admissions, permet de circonscrire rapidement les questions en litige et facilite les transactions » […]
[27] Conscient de l'importance de l'étape exploratoire dans le processus civil, le législateur québécois a eu tôt fait de l'encadrer en édictant une série de règles d'application générale, qui habilitent le juge à ordonner la communication de documents relatifs au litige. […] [Ces règles] constituent le fondement du « droit d'accès » à l'information. Parmi ces règles, aujourd'hui codifiées au ch. III du titre V du Code de procédure civile, mentionnons l'art. 402 […] »
Compte tenu de l'importance de favoriser la recherche de la vérité, les tribunaux ont souvent insisté sur le fait que ce droit à la communication doit recevoir une interprétation large et libérale[5]. Néanmoins, la Cour souligne que ce droit n'est pas illimité. Il peut être restreint, entre autre, pour éviter de porter atteinte aux droits d'un tiers, pour faire respecter la règle de la proportionnalité ou lorsque la divulgation est empêchée par une immunité de source légale ou prétorienne.
Ici, la Cour conclut qu'aucune disposition légale n'empêche la divulgation des enregistrements. Au contraire, l'article 193 du Code criminel qui interdit l'utilisation de communications interceptées comprend une exception lorsque la divulgation a lieu aux fins d'une déposition lors d'une poursuite civile (193(2) C.Cr.).
Pour ce qui est des modalités de la divulgation, le juge jouit d'une grande discrétion à cet égard :
« [82] Les tribunaux ont, de tout temps, exercé un droit de regard et de contrôle sur le processus d'administration de la preuve. À cette fin, ils détiennent tous les pouvoirs nécessaires à l'exercice de ce contrôle […] Ces pouvoirs incluent celui de contrôler le processus de communication de la preuve, d'en établir les modalités et d'en fixer les limites […]. Le juge qui exerce ce pouvoir durant la phase exploratoire de l'instance jouit d'une grande discrétion […] L'opportunité et l'intensité d'un tel contrôle varient donc en fonction des intérêts à protéger et des circonstances propres à chaque affaire. »
Certaines règles cardinales doivent toutefois être respectées. Les procédures doivent demeurer équitables, la recherche de la vérité ne doit pas être entravée et le déroulement de l'instance ne doit pas être retardé de manière injustifiée. Le juge doit également considérer l'impact financier et administratif des modalités qu'il impose, de même que leur influence sur le déroulement général de l'instance. Enfin, il faut considérer le droit à la vie privée des tiers et, lorsque les documents demandés sont le fruit d'une enquête pénale, l'impact de la divulgation sur le bon déroulement des procédures pénales et le droit des accusés à un procès équitable.
La Cour souligne cependant que, pendant la phase exploratoire du procès, le droit à la vie privée et à un procès juste et équitable sont, dans une certaine mesure, protégés par le devoir de confidentialité qui s'impose aux parties à cette étape[6].
En l'espèce, la Cour conclut que l'ordonnance de divulgation de la juge de première instance respecte les exigences applicables. Il appartiendra au juge saisi du mérite de l'affaire de juger de l'admissibilité en preuve des enregistrements divulgués.
[1] Voir entre autres : Erez Sewing machine c. Vêtement Super Vogue, [1980] C.P. 157; Commission des droits de la personne c. Commission scolaire de Jean Rivard [1995] R.J.Q. 2245 (T.D.P.Q.); Droit de la famille – 2474 [1996] R.D.F. 612 (C.S.); Sejko c. Gabriel Aubé inc., [1999] R.J.Q. 2115 (C.Q.); Larivière et Coopérative fédérée de Québec, D.T.E. 99T-753 (C.T.); Behrens c. Stoodley, (1999) 3 R.F.L. (5e éd.) 90; Huber c. Huber, [2000] CarswellOnt 1463 (C.S.); Toope c. Toope, (2000) 8 R.F.L. (5e éd.) 446 (Tribunal familial unifié); H. (C.) c. L. (D.), [2001] R.D.F. 821 (C.S.); Gordonia Ltd. c. Provigo Distribution inc., [2001] R.J.Q. 97 (C.S.); Therriault c. Therriault, B.E. 2001BE-1001 (C.S.) Arcand c. Cayer, 2004 CanLII 43924 (C.S.); Bellefeuille c. Morisset, 2006 QCCQ 236 (CanLII).
[2] Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc., 2001 CanLII 27966 (C.A.); Houle c. Mascouche (Ville de), 1999 CanLII 13256 (C.A.).
[3] Article 193(2) a) du Code criminel.
[4] [1996] 3 R.C.S. 1197, par. 13.
[5] Westinghouse Canada Inc. c. Arkwright Boston Manufacturers Mutual Insurance Co., [1993] R.J.Q. 2735; Lac d'Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743, par. 60; Frenette c. Métropolitaine (La), cie d'assurance-vie, [1992] 1 R.C.S. 647, p. 680; et plus précisément sur l'article 402 C.P.C. : Autorité des marchés financiers c. Panju, 2008 QCCA 832, [2008] R.J.Q. 1233; Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Hôpital Laval, 2006 QCCA 1345, [2006] R.J.Q. 2384; Westfalia Surge Canada Co. c. Ferme Hamelon (JFD) et Fils, 2005 QCCA 514 (CanLII)
[6] Lac d'Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743; Autorité des marchés financiers c. Panju, 2008 QCCA 832, [2008] R.J.Q. 1233, par. 57; Marché Lionel Coudry inc. c. Métro inc., 2004 CanLII 73143 (C.A.Q), par. 7; Southam c. Landry, 2003 CanLII 71970 (C.A.Q.), par. 6.