À l'ère où la gestion efficace des dossiers d'invalidité et d'accident du travail constitue une préoccupation importante pour tout employeur, la filature reste à ce jour l'un des moyens les plus efficaces pour un employeur afin de valider ou dissiper les doutes qu'il peut entretenir quant au bien-fondé d'une invalidité ou d'une réclamation pour un accident du travail de la part d'un de ses employés.
Cependant, le droit pour l'employeur de procéder à une telle filature est encadré de façon très stricte par les tribunaux, et ce afin de protéger le droit fondamental de tout employé à sa vie privée. Ainsi, avant d'entreprendre une filature, il est reconnu que l'employeur doit avoir un motif raisonnable pour ce faire, et que malgré ce motif raisonnable, la filature doit être la moins intrusive possible dans la vie privée de l'employé filé en question.
Or, récemment, dans l'affaire Centre de santé et de services sociaux de la Vallée de la Gatineau c. Martin (PDF), la Cour supérieure a cassé une sentence arbitrale rendue en 2013 qui excluait la preuve vidéo d'une filature puisque, pour l'arbitre de grief, l'employeur n'avait pas de motif raisonnable pour entreprendre une telle filature.
Les faits
Dans cette affaire, l'employée en question occupait un poste de préposée aux bénéficiaires dans un centre d'hébergement de longue durée. Cette employée était connue depuis quelques années pour avoir un problème arthrosique au niveau des épaules, condition qui était tolérable mais douloureuse.
Au mois de mai 2010, l'employée consulte une orthopédiste qui lui recommande une intervention chirurgicale. Cette intervention a lieu le 8 juillet 2010, de sorte que l'employée doit s'absenter du travail à compter de cette date.
C'est le 17 septembre 2010, lorsque l'employeur convoque l'employée à une expertise médicale auprès de son médecin désigné, que l'événement motivant l'employeur à entreprendre une filature se produit.
À cette date, l'employée en question arrive dans le stationnement de la clinique médicale, gare et sort de sa voiture, saisit de la main droite son sac à main rangé entre les deux sièges avant de la voiture et la place sur son épaule gauche, ferme sa portière et entre dans la clinique. Or, le hasard a voulu que le médecin désigné par l'employeur était, pendant tout ce temps, assis dans sa voiture garée juste derrière celle de l'employée. Il a donc pu constater les mouvements effectués par l'employée.
Dans le rapport d'expertise suivant cette rencontre du 17 septembre 2010, le médecin désigné note qu'il est évident que l'employée simule en raison des constations qu'il a fait dans son véhicule. Sur cette base, l'employeur décide de procéder à une filature d'une journée, le 23 septembre 2010, dans des lieux publics. Il décidera par la suite de congédier l'employée.
La décision de l'arbitre
Dans sa sentence arbitrale, l'arbitre conclut que la bande vidéo tournée lors de la filature du 23 septembre 2010 est inadmissible en preuve puisque son admission (PDF) « banaliserait l'atteinte à un droit fondamental et laisserait entendre qu'une preuve autrement inadmissible le deviendrait simplement parce qu'elle confirme possiblement, a posteriori, un soupçon ou une impression. »
L'arbitre décide que la simple impression du médecin désigné ne constitue pas un motif raisonnable pour entreprendre une filature, prenant également en considération le fait que ce médecin avait vraisemblablement un préjugé défavorable à l'endroit de l'employée. Le congédiement est donc annulé et l'employeur doit réintégrer l'employée.
Le jugement de la Cour supérieure
L'employeur porte la sentence arbitrale en révision judiciaire devant la Cour supérieure, laquelle ne voit pas la décision de l'employeur de procéder à une filature du même œil que l'arbitre de grief.
Analysant les éléments disponibles par l'employeur au moment de prendre cette décision, la Cour supérieure conclut qu'il s'agit plus que de simples intuitions de la part du médecin désigné, mais bel et bien de faits observables, et qu'alors, il s'agit d'un motif raisonnable pour l'employeur de valider le bien-fondé de l'invalidité. Ainsi, une personne raisonnable et bien informée considèrera favorablement une administration de la justice qui permet la découverte de la vérité, de sorte que la preuve vidéo se devait d'être admissible en preuve.
La sentence arbitrale est donc cassée et le dossier est retourné à l'arbitre de grief afin qu'il admette en preuve la bande vidéo en lien avec la filature.
Conclusion
Bien que la filature constitue en soi un moyen portant atteinte à la vie privée des employés, la jurisprudence récente démontre que les décideurs considèrent que la recherche de la vérité est d'une plus grande importance lorsque les paramètres de base sont respectés. Ainsi, dans la mesure où l'employeur bénéficie d'un motif suffisamment raisonnable pour valider ou dissiper les doutes qu'il entretient et que la filature est également effectuée de façon raisonnable, la preuve en lien avec cette filature sera admissible devant les tribunaux.