Dans une décision partagée, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité d’une disposition d'immunité permettant de protéger l’Alberta Energy Regulator d'une demande en dommages-intérêts pour violation de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Malheureusement, la décision rendue dans l’arrêt Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1 (PDF) fournit peu d'indications claires sur la question de savoir si la disposition d'immunité en question est valide sur le plan constitutionnel.
Contexte de l’affaire Ernst c. Alberta Energy Regulator
L'Energy Resources Conservation Board (l'Office) est un organisme réglementaire, quasi judiciaire et indépendant qui a pour mission de réglementer les secteurs des ressources énergétiques et des services publics de l'Alberta. En vertu de l'autorité qui lui est accordée par un certain nombre de lois de l'Alberta, l'Office délivre des permis d'exploitation et rend des ordonnances concernant des activités liées à l'énergie, a le pouvoir de mener des enquêtes et de tenir des audiences, et a mis en place des procédures pour recevoir les plaintes et les préoccupations du public. L'Office a été remplacé par l'Alberta Energy Regulator en 2013.
Jessica Ernst vivait à Rosebud en Alberta. Elle s'est opposée à l'exploitation du pétrole et du gaz près de sa propriété. Au cours des années 2004 et 2005, elle a souvent exprimé ses inquiétudes auprès des bureaux de l'Office responsables de la conformité, des enquêtes et de l'application de la loi ainsi qu'auprès des médias et du public.
À la fin de 2005, Mme Ernst a été informée par l'Office que son personnel avait reçu l'ordre d'éviter tout contact avec elle. Quand Mme Ernst a écrit plusieurs lettres afin de savoir pourquoi on l'avait écartée du processus de règlement des plaintes publiques, elle a été dirigée vers les services juridiques de l'Office qui, dans un premier temps, l'ont totalement ignorée, puis ont refusé de donner suite à sa demande d'explications. Mme Ernst s'est finalement fait dire que l'Office ne communiquerait avec elle que si elle acceptait de formuler ses doléances directement à l'Office et non par l'entremise des médias ou sur la scène publique. Ce n'est qu'au début de l’année 2007 que l'Office a informé Mme Ernst qu'elle était de nouveau libre de communiquer avec cet organisme sans condition particulière.
En 2007, Mme Ernst a déposé une plainte alléguant que l'Office avait porté atteinte à son droit à la liberté d'expression en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte en la punissant pour ses critiques exprimées de manière publique et en l'empêchant de formuler de telles critiques à l’endroit de l'Office à l'avenir. Elle a également présenté une plainte pour négligence alléguant la contamination de son puits à la suite de forages peu profonds en vue d'extraire le méthane.
L'Office est protégé par une disposition d'immunité formulée de manière très large dans l'art. 43 du Energy Resources Conservation Act. Cette disposition prévoit qu'aucune action ne peut être intentée contre l'Office à l'égard d'une activité ou action quelconque entreprise dans l'exercice de ses fonctions en vertu de la Loi, ou d'une décision, d'un décret ou d'une directive de l'Office.
Les décisions des tribunaux inférieurs
En première instance, le juge a radié les demandes de Mme Ernst.[1] Il a rejeté la demande au titre de la négligence au motif que cette demande était insoutenable en droit, puisque l'Office n’avait pas d'obligation de diligence de droit privé envers Mme Ernst. Il a également jugé irrecevable la demande en dommages-intérêts au titre de la Charte au motif qu'elle était écartée par la disposition d'immunité. La Cour d'appel a unanimement rejeté l'appel de Mme Ernst.[2]
Mme Ernst a déposé une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada qui a été accueillie. Seule la demande formulée contre l'Office au titre de la Charte a été présentée à la Cour suprême. Le rejet de sa demande portant sur la négligence n'a pas été porté en appel.
Décision de la Cour suprême du Canada
Dans une décision partagée, la Cour suprême a rejeté l'appel de Mme Ernst.
Motifs des juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon
Quatre juges ont conclu qu'il était évident et manifeste que l'art. 43 de la Loi faisait obstacle à la demande en dommages-intérêts présentée par Mme Ernst au titre de la Charte et que, pour cette raison, son appel était rejeté. En concluant de la sorte, ils se sont appuyés sur le fait que Mme Ernst et son avocat acceptaient et soutenaient que la disposition d'immunité empêchait cette demande. De plus, les quatre juges ont conclu que Mme Ernst ne s'était pas acquittée de son fardeau de démontrer que l'art. 43 était inconstitutionnel. À leur avis, l'octroi de dommages-intérêts en vertu de la Charte ne pourrait jamais constituer une « réparation convenable et juste » pour les atteintes à la Charte commises par l'Office. Ainsi, l'art. 43 ne limite pas la possibilité d'obtenir une réparation d’une autre façon et, par conséquent, la contestation par Mme Ernst de l'art. 43 a été rejetée et la disposition d'immunité appliquée.
Ces quatre juges ont également déclaré que l'octroi de dommages-intérêts pourrait compromettre l'impartialité de l'Office et avoir un « effet paralysant » sur sa prise de décisions. Ils ont trouvé que l'immunité à l'égard des poursuites civiles permet aux décideurs de « rendre des décisions de façon équitable et efficace en garantissant qu'ils sont à l'abri de toute intervention, une condition nécessaire à leur indépendance et l'impartialité ». Ces quatre juges ont également fait remarquer que la possibilité d'un contrôle judiciaire des actions de l'Office permet de remédier substantiellement à la violation alléguée de la Charte, puisque la disposition d'immunité n'exclut pas le recours au contrôle judiciaire.
Les motifs de la juge Abella
La juge Abella était d'accord avec les quatre juges sur le résultat de l'appel, mais aurait rejeté l'appel pour des motifs plus techniques. Elle a insisté sur le fait que Mme Ernst n'a jamais donné, à aucun stade, l'avis officiel requis pour une contestation de la constitutionnalité. En réalité, dans les deux instances antérieures, Mme Ernst a expressément nié qu'elle contestait la constitutionnalité de la disposition d'immunité. La juge Abella a déclaré que : « Notre Cour ne devrait pas récompenser une telle conduite en faisant preuve de clémence ».
En conséquence, la juge Abella était d’accord avec la Cour d'appel que la demande présentée par Mme Ernst devait être rejetée compte tenu de la disposition d'immunité et que le contrôle judiciaire était le moyen approprié de régler ses doléances. La juge a cependant indiqué que, afin d'évaluer si des dommages-intérêts en vertu de la Charte constituaient une « réparation convenable et juste », il faudra d'abord statuer sur la constitutionnalité de la disposition d'immunité.
Motifs de dissidence
Les quatre juges dissidents (la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver, Brown, et Côté) auraient accueilli le pourvoi de Mme Ernst et renvoyé l'affaire devant les tribunaux de l'Alberta, au motif qu'il n'était pas évident et manifeste que la disposition d'immunité faisait obstacle à la demande en dommages-intérêts en vertu de la Charte. Ils ont constaté que la conduite de l'Office, qui empêchait Mme Ernst de s'adresser à des bureaux importants pendant plusieurs mois, échappait à la portée de l'immunité conférée par l'art. 43 de la Loi. Par conséquent, sa demande ne pouvait être radiée en se fiant à la disposition d'immunité. Cependant, à la lumière de cette conclusion, les juges dissidents ont estimé qu'il n'était pas nécessaire d'examiner la constitutionnalité de l'art. 43 de la Loi.
Conséquences
L’arrêt de la Cour suprême ne contribue guère à clarifier le processus pour ceux qui cherchent à intenter, ou à défendre, des contestations constitutionnelles contre des dispositions d'immunité prévues par la loi. Bien que la Cour suprême, dans cette décision, confirme la validité de la disposition d'immunité protégeant l'Office et rejette la demande en dommages-intérêts en vertu de la Charte rejetée, elle ne fournit pas de directives claires sur la question de savoir si cette disposition est constitutionnelle; la juge Abella et les quatre juges dissidents ont essentiellement refusé d'examiner cette question.
En pratique, cette décision renforce également l'idée que le contrôle judiciaire peut constituer le moyen le plus efficace pour faire valoir un recours contre un tribunal administratif. Une demande de contrôle judiciaire présentée rapidement, même si cela ne donne pas lieu à l'octroi de dommages-intérêts, a le potentiel de mener plus rapidement à un redressement. Une demande en dommages-intérêts en vertu de la Charte à l’égard d’une décision ou d'une action administrative sera probablement une procédure plus compliquée et plus longue; à la lumière de l’arrêt de la Cour suprême, l'issue d'une telle action demeure incertaine.