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Procédure intentée par la CVMO contre le CEI d’Emerge : Qu'est-ce que cela signifie?

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Bulletin Gestion des placements

Suivant l’effondrement des activités des fonds négociés en bourse (FNB) d’Emerge Canada Inc. (Emerge), la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a déposé une procédure d’exécution contre son ancien gestionnaire, deux de ses administrateurs et dirigeants et les trois membres de son comité d’examen indépendant (CEI). Comme il s’agit de la première procédure réglementaire déposée contre un CEI, il ne fait aucun doute qu’elle établira une nouvelle base pour les attentes et les pratiques de tous les CEI au Canada.

Récapitulatif

Que s’est-il passé?

Selon la demande de la CVMO introduisant la procédure d’exécution, les faits importants de ce dossier sont les suivants :

  • Emerge a lancé sa série de FNB en utilisant le modèle classique selon lequel le gestionnaire assume la plupart des frais d’exploitation des fonds afin de maintenir à un minimum les ratios des frais de gestion (RFG) des FNB. Le succès de ce modèle repose sur la capacité des FNB à générer suffisamment de frais de gestion pour permettre au gestionnaire de payer ces frais d’exploitation. Ce qui n’est pas arrivé. En réalité, les frais de gestion étaient insuffisants et, lorsqu’il y en avait, ils étaient largement affectés à d’autres fins. Comme solution, Emerge a utilisé les actifs des FNB pour payer les frais d’exploitation et s’est engagée à rembourser ces montants (créant ainsi un prêt en faveur du gestionnaire à partir des FNB). Les FNB comptabilisaient alors la sortie de fonds comme un actif (un montant à recevoir du gestionnaire) plutôt que comme une dépense qui viendrait faire augmenter leurs RFG et diminuer leur rendement. Le problème de liquidité s’est aggravé, au point où le montant dû par le gestionnaire aux FNB a atteint près de 6 millions de dollars.
  • Environ deux ans après avoir commencé à emprunter aux FNB, le gestionnaire a soumis au CEI une question de conflit d’intérêts relative à la convention de prêt. Toutefois, lorsque le CEI a soulevé des préoccupations, le gestionnaire a requalifié sa communication au CEI comme une communication [traduction] « à titre informatif seulement » qui ne constituait pas une question de conflit d’intérêts nécessitant un examen du CEI. Les membres du CEI ont alors mis fin à leur examen de la convention de prêt.

Quelles erreurs le CEI a-t-il pu commettre?

L’erreur fondamentale du CEI aurait été d’accepter la nouvelle qualification de la communication par le gestionnaire comme étant « à titre informatif seulement », entraînant ainsi de multiples manquements allégués à la législation en valeurs mobilières et menant à la procédure d’exécution. Selon la CVMO, les membres du CEI auraient dû poursuivre leur examen de la question du conflit d’intérêts et, en cas d’obstacle de la part du gestionnaire, utiliser (ou menacer d’utiliser) une ou plusieurs des mesures suivantes :

  • Continuer de poser des questions;
  • Faire appel à un conseiller juridique indépendant;
  • Communiquer la question aux porteurs de parts;
  • Communiquer avec la CVMO, et/ou;
  • Démissionner du CEI et en communiquer les raisons.

La CVMO reproche donc les manquements suivants aux membres du CEI :

  • Avoir omis de formuler une recommandation sur la question du conflit d’intérêts, comme l’exige le paragraphe 4.1(1) du Règlement 81-107 sur le comité d'examen indépendant des fonds d'investissement, RLRQ, c. V-1.1, r. 43 (Règlement 81-107);
  • Avoir omis d’inclure la question du conflit d’intérêts dans le rapport annuel destiné aux porteurs de parts;
  • Ne pas avoir respecté la norme de diligence prévue à l’article 3.9 du Règlement 81-107;
  • Avoir eu une conduite préjudiciable à l’intérêt public.

Leçons tirées à ce jour

Bien que la procédure d’exécution n’en soit qu’à ses débuts, les allégations contenues dans la demande de la CVMO pourraient avoir un effet immédiat sur la manière dont les membres de CEI interprètent leurs responsabilités et sur la manière dont les gestionnaires et les CEI communiquent entre eux.

Leçon n° 1 : un CEI ne peut pas faire comme s’il n’avait pas eu connaissance d’une question de conflits d’intérêts

Au cours de la rédaction du Règlement 81-107, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont décidé que les CEI devaient être « réactifs » et non « proactifs ». La responsabilité de déterminer l’existence d’un conflit d’intérêts a été confiée aux gestionnaires, qui ont l’obligation de formuler une réponse et de présenter le conflit d’intérêts et la réponse proposée au CEI à des fins d’examen. C’est ce qu’Emerge a fait, mais beaucoup trop tard et de façon malavisée, puisque la convention de prêt était une opération interdite qui ne pouvait pas devenir légale avec l’approbation du CEI.

Une fois que le conflit d’intérêts a été soumis par Emerge au CEI, il incombait à ce dernier de décider si la ligne de conduite proposée par le gestionnaire menait à un résultat juste et raisonnable pour les FNB. Le CEI ne pouvait pas abandonner cette responsabilité à la demande du gestionnaire. Une fois la convention de prêt présentée au CEI comme une question de conflit d’intérêts par le gestionnaire, le CEI ne pouvait pas faire comme s’il n’en avait pas eu connaissance lorsque le gestionnaire a requalifié la question soumise comme étant « à titre informatif seulement ».

Leçon n° 2 : le CEI doit réagir rapidement

On comprend de la demande de la CVMO que le CEI a procédé à l’examen de la convention de prêt sur une période de cinq mois et n’a tenu qu’une seule réunion au cours de cette période. Plus de deux mois se sont écoulés avant la tenue de la réunion suivante, alors que le montant du prêt augmentait rapidement. Les allégations de la CVMO donnent à penser que le processus a été trop lent et que la rapidité de la réaction du CEI aurait dû être proportionnelle à l’urgence du conflit d’intérêts.

Leçon n° 3 : au besoin, le CEI doit réagir fermement

Lorsque le gestionnaire n’a pas répondu de manière adéquate aux questions du CEI concernant la convention de prêt, la CVMO indique que le CEI aurait dû utiliser (ou menacer d’utiliser) les différentes mesures à sa disposition pour faire avancer son examen. Il semble que les seules actions prises par le CEI dans ce cas aient été de soumettre au gestionnaire des questions écrites et des notes de service exposant ses préoccupations. En fonction de la gravité du problème (dans ce cas, le prêt était interdit par la loi et augmentait rapidement) et des réponses du gestionnaire, les CEI en situation difficile devraient envisager d’intensifier leurs actions en faisant ce qui suit :

  • Faire appel à un conseiller juridique indépendant;
  • Convoquer des réunions supplémentaires pour traiter de la question;
  • Noter qu’il pourrait être nécessaire d’inclure plus de détails concernant la question dans le prochain rapport annuel aux porteurs de parts;
  • Si le gestionnaire ne répond toujours pas à la satisfaction du CEI, communiquer avec la CVMO.

Incertitude dans un avenir rapproché

Les allégations de la CVMO sont susceptibles d’avoir des répercussions à long terme sur la façon dont les CEI interprètent et s’acquittent de leurs responsabilités. À court terme (c.-à-d. au moins jusqu’à ce que l’affaire soit résolue par un règlement ou une décision du tribunal), il y aura une période de transition et d’incertitude sur plusieurs points.

Les CEI doivent-ils seulement être réactifs?

En l’espèce, les interactions ont commencé lorsque le gestionnaire a soumis la question au CEI en tant que question relative à un conflit d’intérêts. Il est alors facile de suivre la voie juridique qui a obligé le CEI à la traiter comme telle.

Toutefois, que serait-il arrivé si Emerge avait d’abord soumis la convention de prêt au CEI « à titre informatif seulement » (comme elle a ensuite tenté de la requalifier)? Le CEI aurait-il pu considérer que le Règlement 81-107 ne l’obligeait pas à examiner la convention de prêt parce qu’elle n’était pas présentée comme une « question de conflit d’intérêts »?

Bien que l’obligation de soumettre les questions de conflit d’intérêts au CEI incombe au gestionnaire, l’existence réelle d’une question de conflit d’intérêts relève d’un critère objectif. Il n’appartient pas au gestionnaire d’en arriver à cette conclusion. Par conséquent, si un CEI estime qu’une question qui lui est soumise « à titre informatif seulement » répond en fait à la définition de « question de conflit d’intérêts », il peut se voir obligé de traiter la question comme telle. Il incomberait ainsi aux membres du CEI de décider, indépendamment du gestionnaire, si un point inscrit à l’ordre du jour constitue une question de conflit d’intérêts, au lieu de s’appuyer sur la qualification donnée par le gestionnaire. Plutôt que d’assumer cette responsabilité et les risques qui en découlent, les CEI pourraient insister pour que l’ordre du jour ne contienne que des points qualifiés de questions de conflit d’intérêts par le gestionnaire et ne plus discuter de questions « à titre indicatif seulement ».

Les gestionnaires doivent-ils limiter leurs communications avec le CEI aux questions de conflit d’intérêts?

Il est assez courant pour les gestionnaires de consulter leur CEI sur divers sujets à titre informatif seulement. Dans de nombreux cas, cette qualification est juste et vise simplement à tenir le CEI bien informé des activités des fonds qu’il supervise. Toutefois, si les CEI commencent à remettre en question la qualification de l’information présentée (comme il est mentionné ci-dessus), cette pratique pourrait exposer les gestionnaires au risque qu’ils soumettent par inadvertance à leur CEI une question qui, selon le CEI, est une « question de conflit d’intérêts ». Compte tenu de ce risque, les gestionnaires pourraient mettre fin à cette pratique.

Dans certains cas, les gestionnaires pourraient soumettre un sujet à un CEI « à titre informatif seulement » lorsqu’il est à la limite du seuil d’une « question de conflit d’intérêts ». Dans de telles circonstances, les gestionnaires pourraient conclure (à tort, selon nous) que la présentation du sujet au CEI leur fournira une défense si le sujet est ultérieurement considéré comme une question de conflit d’intérêts. Nous pensons que ce raisonnement est erroné. Le fait qu’un CEI n’identifie pas un point de l’ordre du jour comme une question de conflit d’intérêts n’exonère pas le gestionnaire de ses propres responsabilités imposées par le Règlement 81-107 et peut par le fait même exposer le CEI à une responsabilité potentielle.

La CVMO a-t-elle élargi le sens de l’expression « obligation fiduciaire »?

L’une des principales composantes des réformes axées sur le client a été l’introduction de nouvelles exigences pour les cas où les intérêts personnels d’une société ou d’un particulier sont en conflit avec les intérêts d’un client. Il en a résulté une obligation de régler la question dans l’intérêt du client. Ceci a fait couler beaucoup d’encre puisqu’on se demandait alors s’il s’agissait d’une « obligation fiduciaire » envers le client.

Or, l’obligation fiduciaire, qui oblige une personne à faire passer les intérêts d’une autre personne avant les siens, est différente de la « norme de diligence », qui définit le niveau de compétence attendu.

Les normes imposées aux membres du CEI par le paragraphe 3.9(1) du Règlement 81-107 sont les suivantes :

  1. Agir avec honnêteté et de bonne foi, dans l’intérêt du fonds d’investissement;
  2. Exercer la diligence et la compétence qu’une personne raisonnablement prudente exercerait dans les circonstances.

La norme imposée au point a) ci-dessus est communément appelée le « devoir de loyauté », qui est une composante de l’obligation fiduciaire. Dans sa demande, la CVMO fait référence à plusieurs reprises au manquement allégué du CEI des obligations a) « et/ou » b), mais nous nous demandons s’il existe des éléments de preuve qui démontrent que les membres du CEI ont manqué à l’obligation a), à savoir leur devoir de loyauté, d’agir avec honnêteté et de bonne foi, dans l’intérêt des FNB, plutôt qu’à seulement l’obligation b), à savoir leur obligation d’exercer la diligence et la compétence qu’une personne raisonnablement prudente exercerait dans les circonstances.

Lignes directrices réglementaires à venir

Comme pour d’autres sujets récents (les facteurs ESG, la gestion du risque de liquidité et même les activités du CEI), il est fort possible que l’expérience de la CVMO avec Emerge l’incite à publier des « lignes directrices » sur comment les membres du CEI peuvent respecter la norme de diligence.

Compte tenu de l’équilibre délicat qui a été trouvé lors de l’adoption du Règlement 81-107 et du fait que des perturbations à cet équilibre auront une incidence sur la disponibilité des membres du CEI et sur les frais exigés, nous encourageons les ACVM à publier de telles lignes directrices ou à recommander des amendements au Règlement 81-107 dans le cadre d’un processus de consultation publique.

Les ACVM devraient également réévaluer si les CEI continuent à remplir leur objectif réglementaire. Au départ, elles se sont montrées disposées à s’en remettre aux CEI pour ce qui est des conditions à imposer dans la gestion des conflits d’intérêts, mais, plus récemment, elles semblent manifester leur insatisfaction à l’égard des types de conditions imposées par les CEI et semblent vouloir revenir plutôt à la réglementation au moyen de conditions prescriptives. Si elles souhaitent recommencer à réglementer les conflits d’intérêts par des conditions prescriptives, le rôle des CEI sera moins significatif et pourrait ne plus justifier les coûts correspondants pour les porteurs de parts. La consultation publique pourrait également permettre de définir le rôle futur des CEI.

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Auteurs

  • John Kruk, Avocat-conseil | Droit des sociétés et droit commercial, Toronto, ON, +1 416 868 3512, jkruk@fasken.com
  • Élise Renaud, Associée | CHEFFE RÉGIONALE DU GROUPE gestion d’actifs et de produits d’investissement, Montréal, QC, +1 514 397 7524, erenaud@fasken.com
  • Stephen Erlichman, Associé | Gouvernance d'entreprise, Toronto, ON, +1 416 865 4552, serlichman@fasken.com
  • Marie-Claude Berger Paquin, Avocate | Droit des sociétés et droit commercial, Montréal, QC, +1 514 397 5251, mberger@fasken.com
  • Bruce MacPhail, Avocat-conseil | Droit des sociétés et droit commercial, Calgary, AB, +1 403 261 8496, bmacphail@fasken.com

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