Le 10 juillet 2018, la Cour d'appel de l'Ontario publiait sa décision dans l'affaire Filice v. Complex Services Inc. (PDF disponible en anglais seulemet). Cette décision constitue un bon rappel des principes régissant la suspension sans solde dans le cadre d'une enquête sur l'inconduite d'un employé. Tant le juge de première instance que la Cour d'appel ont conclu que la suspension sans solde de M. Filice par son employeur constituait un congédiement déguisé. La Cour d'appel a toutefois infirmé la décision du juge de première instance sur la question des dommages-intérêts et a fait des remarques intéressantes quant à celle de savoir si l'employeur était tenu d'offrir un autre poste à l'employé.
Les faits
L'employeur, Complex Services Inc. (« Complex ») exploite un casino. Le casino est responsable, entre autres, de la gestion des objets perdus et retrouvés, parmi lesquels se retrouvent parfois des sommes monétaires. M. Filice occupait un poste de superviseur des agents de sécurité au casino.
Le 17 décembre 2007, Complex est informée du fait que la Commission des alcools et des jeux de l'Ontario (la « CAJO ») a effectué une vérification de routine des registres des objets perdus et relevé plusieurs incohérences correspondant aux données inscrites par M. Filice. Deux jours plus tard, M. Filice est escorté à une rencontre où il est interrogé par des policiers responsables de l'application de la loi régissant la CAJO. Au terme de la réunion, M. Filice est escorté au bureau de son superviseur. Ce dernier est informé du fait que M. Filice fait l'objet d'une enquête pour avoir commis un vol au travail, qu'aucune accusation n'a encore été portée et que l'enquête suit son cours.
Cette même journée, le superviseur informe M. Filice que, conformément aux politiques du casino, il est suspendu administrativement, et ce, sans solde. M. Filice est escorté hors des lieux sur-le-champ et il lui est interdit d'y retourner.
Le 21 janvier 2008, M. Filice est inculpé de quatre chefs d'accusation pour vol de moins de 5 000 $ et d'un chef d'accusation d'abus de confiance. Trois de ces chefs d'accusation seront ultimement retirées et les deux autres seront rejetés par le juge après que ce dernier eut interdit au ministère public d'appuyer sa preuve sur certains documents. Peu après, M. Filice renonce à un certificat d'inscription relativement au jeu, un certificat dont la possession constitue une condition de son emploi au casino. Le 20 mai 2009, le casino informe M. Filice qu'il met fin à son emploi vu l'irrégularité en lien avec son certificat d'inscription relativement au jeu.
M. Filice intente alors une action contre Complex pour, entre autres choses, congédiement déguisé. Le juge de première instance statue en sa faveur et lui accorde la somme de 75 723,64 $ à titre de dommages-intérêts pour congédiement déguisé, ce qui correspond au salaire dont il a été privé au cours de la période de 17 mois de suspension sans solde. La Cour d'appel entérine la décision du juge de première instance en concluant elle aussi que la suspension aurait dû se faire avec solde.
Une suspension sans solde constitue souvent un congédiement déguisé
Lorsqu'un employé fait l'objet d'une « suspension administrative » en attendant la fin d'une enquête, il incombe à l'employeur de prouver qu'une telle suspension est justifiée. En règle générale, une suspension sans solde sera considérée comme constituant une modification unilatérale de la relation d'emploi et donc une rupture du contrat d'emploi, à moins que l'employeur dispose du droit, implicite ou écrit, de suspendre l'employé sans solde. Même lorsque l'employeur dispose clairement de ce droit, cette mesure doit être prise de façon raisonnable.
En l'espèce, les politiques et le manuel de l'employeur à l'attention des employés prévoyaient clairement l'existence d'un tel pouvoir discrétionnaire et les parties avaient convenu que les politiques et le manuel faisaient partie du contrat d'emploi. Le problème se trouvait ailleurs : l'employeur ne s'était jamais posé la question de savoir si la suspension de M. Filice devait se faire avec ou sans solde.
Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles qu'un employeur peut à la fois interdire à l'employé d'effectuer son travail et d'être rémunéré sans qu'il soit question de congédiement déguisé. Le pouvoir d'imposer une suspension administrative n'entraîne pas automatiquement le droit d'interrompre le versement du salaire. En l'espèce, la Cour d'appel était d'avis qu'il aurait été possible, à une étape ultérieure de l'enquête, de conclure qu'une suspension sans solde était justifiée, mais ce n'était pas encore le cas au moment où l'employeur a imposé la suspension sans solde.
Les dommages-intérêts accordés pour congédiement déguisé sont les mêmes que ceux pour congédiement injustifié
Le juge de première instance a accordé à M. Filice une somme équivalent à 17 mois de salaire à titre de dommages-intérêts compensatoires pour congédiement déguisé. Il était d'avis que la durée complète de la suspension devait être utilisée pour calculer les dommages subis par M. Filice. C'était une erreur. Les dommages-intérêts en matière de congédiement déguisé sont les mêmes que ceux relatifs à un congédiement injustifié. En l'espèce, compte tenu des huit années de service de M. Filice, du fait qu'il avait 50 ans et de son salaire de 50 000 $, le préavis raisonnable était de sept mois. La Cour d'appel a donc réduit les dommages-intérêts accordés à M. Filice en conséquence.
Aucune obligation d'offrir un emploi de substitution
La Cour d'appel a également rejeté l'idée qu'avant de congédier M. Filice, l'employeur était tenu de lui offrir un autre emploi pour lequel il n'y avait pas d'exigence relative au certificat d'inscription relativement au jeu. En effet, les parties n'étaient pas liées par une convention collective, il n'existait donc aucune obligation, dans ce contexte, d'offrir un emploi de substitution. Cela aurait été [TRADUCTION] « contraire aux principes fondamentaux d'autonomie et de liberté contractuelle, et équivaudrait à imposer aux parties une obligation d'exécution en nature dans le cadre de l'emploi, ce qui est rejeté depuis longtemps par la common law, sauf peut-être dans des instances extrêmement rares, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ».
À retenir
Les employeurs devraient s'assurer que leurs politiques et leur manuel à l'attention des employés leur offrent assez de latitude pour agir efficacement en matière d'enquêtes. Le contrat d'emploi devrait intégrer par renvoi ces politiques et le manuel ou contenir une disposition portant sur le droit de suspendre un employé, et ce, avec ou sans solde. Lorsqu'il suspend un employé, un employeur devrait se demander si, dans le cas particulier en cause, la suspension devrait être avec ou sans solde. La plupart du temps, du moins initialement, la suspension devrait se faire avec solde.