Introduction
Saviez-vous que, au Québec, un juge unique de la Cour d’appel peut annuler sommairement un jugement de la Cour supérieure? En certaines circonstances…
Les clauses privatives et les clauses de renfort sont des outils peu connus de l’arsenal administratif qui permettent l’annulation sommaire, en appel, d’un jugement rendu dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire. Quoique méconnues, ces clauses gagnent rapidement en popularité. En effet, depuis les modifications législatives de 1979[1], nous comptons uniquement 12 jugements en annulation. Cela dit, le tiers de ces jugements a été rendu au cours des seules cinq dernières années[2].
Dans la récente affaire Autorité des marchés publics c. Valosphère environnement inc.[3], l’honorable Suzanne Gagné, j.c.a., rejette une telle demande d’annulation d’un sursis d’une décision de l’Autorité des marchés publics (« AMP ») (la « Décision administrative »). Pour ce faire, la juge Gagné se penche sur le mécanisme des clauses privatives et de renfort qu’on trouve aux articles 76 et 77 de la Loi sur l’Autorité des marchés publics (la « LAMP »).
Nous tirons les deux leçons suivantes du jugement de la juge Gagné :
- Les clauses privatives ne jouent aucun rôle dans la détermination de la norme de contrôle applicable à une décision administrative; et
- Un juge d’appel aura plus souvent tendance à annuler un jugement interlocutoire si celui-ci a pour effet de suspendre ou de retarder l’instance en cours.
Sommaire des faits pertinents
L’intimée Valosphère Environnement inc. (« Valosphère ») est une entreprise spécialisée dans le transport des sols et dans la valorisation de matériaux de construction. Depuis le 31 mars 2017, elle détient une autorisation de contracter ou de sous-contracter avec un organisme public délivrée par l’AMP en vertu de la Loi sur les contrats des organismes publics (la « LCOP »).
Le 22 juin 2023, l’AMP entreprend un examen d’intégrité à l’égard de Valosphère.
Le 12 décembre 2024, après certains échanges avec Valosphère, l’AMP rend sa Décision administrative concluant que Valosphère ne satisfait pas, selon elle, aux exigences d’intégrité.
Valosphère se pourvoit rapidement en contrôle judiciaire contre cette Décision administrative et demande à la Cour supérieure d’en suspendre immédiatement les effets.
Le 23 décembre 2024, la Cour supérieure accueille le sursis de la Décision administrative, ainsi que l’ensemble de ses conclusions.
Le 17 janvier 2025, s’appuyant sur les clauses privatives et de renfort de la LAMP, l’AMP demande à un juge unique de la Cour d’appel d’annuler sommairement le jugement de la Cour supérieure.
Le 20 février 2025, la juge Gagné rejette la demande d’annulation de l’AMP.
Ce qu’il faut retenir
Les clauses privatives sont des dispositions législatives visant à limiter ou à exclure le contrôle judiciaire des décisions administratives. Les clauses de renfort, quant à elles, visent à accroître la force dissuasive de la clause privative[4]. Elles renforcent l'autorité des décisions administratives en restreignant davantage les possibilités de recours judiciaires.
À cet égard, les articles 76 et 77 de la LAMP énoncent comme suit :
76. Sauf sur une question de compétence, aucun pourvoi en contrôle judiciaire prévu au Code de procédure civile (chapitre C-25.01) ne peut être exercé ni aucune injonction accordée contre l’Autorité, le président-directeur général, un vice président, un membre du personnel de l’Autorité ou un mandataire visé à l’article 27 dans l’exercice de ses fonctions. 77. Un juge de la Cour d’appel peut, sur demande, annuler sommairement toute procédure entreprise, toute décision rendue et toute ordonnance ou injonction prononcée à l’encontre des articles 75 et 76. |
76. Except on a question of jurisdiction, no application for judicial review under the Code of Civil Procedure (chapter C-25.01) may be presented or injunction granted against the Authority, the president and chief executive officer or a vice-president of the Authority, a member of the Authority’s staff or a mandatary referred to in section 27 in the exercise of its or his or her functions. 77. A judge of the Court of Appeal may, on an application, summarily annul any proceeding instituted, decision rendered or order or injunction made or granted contrary to sections 75 and 76. |
De façon unanime, les juges soulignent le caractère inusité et exceptionnel de la procédure en annulation. D’une part, la clause de renfort déroge à la règle de collégialité en accordant à un juge unique d’appel le pouvoir d’annuler une décision de la Cour supérieure. D’autre part, ce processus sommaire est expéditif. Il est de jurisprudence constante que le juge saisi d’une telle demande doit conséquemment faire preuve de réserve.
1. Les clauses privatives ne jouent aucun rôle dans la détermination de la norme de contrôle applicable à une décision administrative
Dans son jugement, la juge Gagné rappelle que la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov[5] ferme de façon définitive la porte « au recours à l’analyse contextuelle pour déterminer la norme de contrôle applicable » à une décision administrative et adopte plutôt une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable[6]. En effet, il n’est plus nécessaire « de procéder à un examen préliminaire pour établir si une interprétation particulière soulève une question touchant “véritablement” et “étroitement” à la compétence »[7].
La clause privative ne joue donc aucun rôle dans la détermination de la norme de contrôle applicable[8] et n’a donc pas pour effet de restreindre la portée du contrôle judiciaire[9].
2. Un juge de la Cour d’appel aura plus souvent tendance à annuler un jugement interlocutoire si celui-ci a pour effet de suspendre ou de retarder l’instance en cours
Citant le jugement de l’hon. Peter Kalichman, j.c.a., dans l’affaire Héma-Québec c. Syndicat des techniciens(nes) de laboratoire de Héma-Québec – CSN (« Héma-Québec »), la juge Gagné rappelle que :
[13] […] [L]es juges sont moins hésitants à utiliser le pouvoir d’annulation lorsque le jugement en cause n’a pas été rendu sur le fond après un examen complet de la preuve. En effet, il existe plusieurs exemples où les juges de la Cour [d’appel] ont annulé des jugements ordonnant des sursis comme celui qui a été prononcé en l’espèce[10].
En effet, comme le souligne l’hon. André Rochon, j.c.a., dans Fédération des producteurs de bovins du Québec c. Ferme John Houley & Fils Ltée (« Fédération des producteurs bovins ») qui porte sur une demande d’annulation d'un sursis :
[24] D'abord, contrairement aux affaires Régie des permis d'alcool et Dodd, le jugement entrepris ne tranche pas le fond du litige après une enquête complète. Il s'agit d'une ordonnance de nature temporaire prononcée par la Cour supérieure. La première juge tranche la requête en sursis sur vue du dossier, après plaidoiries des avocats. Il n'y a pas d'appel de plein droit du jugement interlocutoire de première instance qui ordonne le sursis. L’objectif d’une clause de renfort est d’accroître la force dissuasive de la clause privative[11]. [Nous soulignons.]
Ce qui distingue toutefois l’affaire Valosphère des récents dossiers Héma-Québec, Commission municipale du Québec c. Legault[12] et Régie de l’assurance maladie du Québec c. Pharmaprix[13] est que les sursis rendus dans ces trois dossiers avait pour effet de freiner entièrement le processus administratif jusqu’à l’audition au fond du pourvoi en contrôle judiciaire.
Le jugement rendu dans Valosphère est novateur en ce qu'il clarifie l'interaction entre les clauses privatives, les clauses de renfort et le pouvoir de la Cour supérieure d'intervenir dans les processus administratifs. Il souligne que, malgré la popularité croissante de l’exercice de ces clauses visant à limiter l'intervention judiciaire, la Cour supérieure conserve une marge de manœuvre pour suspendre une décision administrative lorsque les critères traditionnels du sursis sont remplis, puis de surcroît lorsque le processus administratif n’est pas interrompu. Ce jugement apporte ainsi un éclairage important sur l'équilibre entre le respect de l'autonomie des tribunaux administratifs et la protection des droits des administrés.