Dans un arrêt marquant, la Cour suprême du Canada (la « Cour ») a confirmé que, tout comme tout autre membre du public en général, les particuliers atteints de déficiences ont droit à un accès « concret » aux services destinés au public, et ce, même si cet accès confère des obligations beaucoup plus importantes au prestataire du service. De plus, la Cour a confirmé que l’obligation d’accommoder exige que les intimés envisagent des solutions de rechange pour justifier leur conduite. Toutefois, en ce qui concerne les réparations, la Cour a expliqué que la seule différence entre une discrimination « individuelle » et une discrimination « systémique » est uniquement de nature quantitative et que les réparations doivent se limiter à la plainte.
Au centre de l’affaire Moore c.Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 se trouve Jeffrey Moore, un enfant souffrant d’un trouble d’apprentissage sévère. Le père de Jeffrey a déposé auprès du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique (le « Tribunal ») une plainte contre le District scolaire de Vancouver Nord (le « District ») et le ministre de l’Éducation de la Colombie-Britannique, alléguant que Jeffrey avait fait l’objet de discrimination lorsqu’il s’est vu refuser un service destiné au public en raison de sa déficience. Le Tribunal a conclu que l’omission du système scolaire public de fournir à Jeffrey l’appui dont il avait besoin pour avoir accès concrètement aux possibilités d’éducation offertes par le Conseil scolaire constituait de la discrimination au sens du Human Rights Code (le « Code »). Il faut noter que la Charte canadienne des droits et libertés n’a pas été invoquée dans le cadre de cette affaire.
Tant la Cour suprême de la Colombie-Britannique que la majorité de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont soutenu que, pour les fins de l’analyse relative à la discrimination, la situation de Jeffrey devait être comparée à celle d’autres élèves ayant des besoins spéciaux et non à la situation de la population étudiante en général, et ce, notamment au motif que de faire autrement inciterait à examiner les politiques générales en matière d’éducation et leur application. La Cour suprême de la Colombie-Britannique et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont toutes deux infirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle il y avait discrimination.
Dans son analyse, la Cour suprême du Canada a d’abord expliqué que l’interdiction concernant la discrimination relative à un service destiné au public prévue par le Code signifie que si un service est ordinairement fourni au public, il doit l’être sans exclure de façon arbitraire — ou injustifiable — des personnes en raison de leur appartenance à un groupe protégé. La Cour a soutenu qu’en l’espèce, le « service » en cause était l’éducation en général, et que de considérer l’éducation spécialisée comme le service en cause aurait pour effet de décharger la province et le District de leur obligation de veiller à ce qu’aucun élève ne soit privé des avantages du système d’éducation en raison de ses difficultés. Toujours selon la Cour, une telle approche risquerait également d’aboutir à des justifications du genre « séparé mais équivalent » alors que ce principe a été rejeté.
La Cour a insisté sur le fait que le refus de fournir un accès concret au service pour un motif protégé permettait de conclure qu’il y avait discrimination à première vue. Dans cette affaire, la discrimination à première vue a été établie en se fondant, d’une part, sur le fait que le District avait reconnu que Jeffrey avait besoin de mesures intensives pour avoir un accès concret à l’éducation, mais avait tout de même fermé le Centre de diagnostic qui lui aurait permis de profiter de ces mesures, et, d’autre part, sur le fait que le District avait avisé la famille Moore qu’il n’était pas en mesure de fournir autrement ces services.
Après avoir conclu à l’existence de discrimination à première vue, la Cour s’est alors penchée sur l’obligation d’accommoder ou, comme elle l’a formulé, sur la question de savoir « si la conduite du District était justifiée ». Dès le début de son analyse, la Cour a établi qu’il doit alors être démontré que des solutions de rechange ont été étudiées et que la conduite discriminatoire à première vue était « raisonnablement nécessaire » pour atteindre un objectif plus large. En d’autres termes, l’employeur ou le fournisseur de services doit démontrer « qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu ». Bien que la Cour ait reconnu que les importantes contraintes financières avec lesquelles le District était aux prises constituaient une considération pertinente, elle a souligné que la décision de prendre ou non des mesures d’adaptation ne se résume pas à une simple question d’« efficacité ». L’omission du District d’envisager d’autres réaménagements financiers invalide donc complètement son argument, selon lequel il était justifié de ne pas fournir à Jeffrey d’accès concret à l’éducation, parce que financièrement il n’avait pas le choix d’agir comme il l’a fait. En effet, pour décider qu’il ne disposait d’aucune autre solution, le District devait à tout le moins se demander quelles auraient pu être ces autres solutions. Se fondant sur ces arguments, la Cour a maintenu la décision de discrimination que le Tribunal avait prononcée contre le District.
Sur le plan des réparations, le Tribunal a accordé aux Moore le remboursement des frais de scolarité versés pour que Jeffrey puisse fréquenter l’école, ainsi qu’une somme pour atteinte à la dignité. Il a également ordonné à la province et au District de prendre des mesures pour éliminer la discrimination systémique. À cet égard, la Cour a expliqué que la seule différence entre la discrimination systémique et la discrimination individuelle est quantitative :
Il s’agit de décider s’il y a discrimination, point à la ligne. La question est la même dans chaque cas : La pratique impose-t-elle au plaignant des obstacles arbitraires ̶ ou injustifiés ̶ du fait de son appartenance à un groupe protégé? Dans l’affirmative, la discrimination a été établie.
La Cour a poursuivi en expliquant que même si la réparation accordée au plaignant dans le cadre d’une plainte individuelle peut avoir des conséquences à l’échelle « systémique », la réparation doit néanmoins découler de la demande. En invalidant les réparations d’ordre systémique ordonnées par le Tribunal, la Cour a souligné que ce dernier a pour rôle de statuer sur la plainte particulière dont il est saisi et non d’agir comme une commission royale d’enquête.
En fin de compte, la Cour a maintenu la conclusion de discrimination contre les Moore et a maintenu l’ordonnance prévoyant le remboursement à la famille Moore des frais de scolarité payés pour que Jeffrey fréquente l’école privée, ainsi que celle prévoyant le versement d’une somme pour atteinte à la dignité.
Cette décision établit clairement que le fait de traiter des personnes qui souffrent d’une déficience comme d’autres personnes qui souffrent d’une déficience plutôt que de les traiter comme l’ensemble de la population constitue une discrimination à première vue. Elle confirme également que même si des contraintes financières jouent un rôle important dans la prise de décision, des solutions de rechange doivent avoir été étudiées pour qu’une décision qui serait autrement discriminatoire puisse être justifiée.